AILLEURS DANS LA FRANCOPHONIE
« Comment bâtir une francophonie quand tout le monde se sent exclu ? »
Les francophones d’Amérique ignorent-ils l’importance de leurs semblables sur le continent ? Un peu trop au goût de Denis Desgagné, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques. Son principal défi, à l’heure actuelle, consiste à briser l’isolement des différentes communautés de langue française du territoire et de ses locuteurs francophones.
«Il y a eu une époque où l’isolement, c’était stratégique. Plus on était isolé, plus on pouvait garder notre culture, notre langue et notre identité,admet à l’autre bout du fil Denis Desgagné, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques. Maintenant, on est dans une stratégie complètement contraire. On brise l’isolement et on se met en contact grâce aux outils numériques. Il y a un grand changement de paradigme, de stratégie, de culture, qu’il faut opérer. Et c’est ce qu’on tente de faire. »
Première étape : briser cette impression qu’ont les francophones que peu de gens parlent leur langue de ce côté-ci de l’Atlantique. Or, au-delà des apparences, les francophones seraient plus nombreux à l’extérieur du Québec qu’on le pense. Denis Desgagné donne en exemple les 11 millions d’habitants, seulement aux États-Unis, qui ont déclaré lors du recensement de 2000 avoir une origine ethnique « française ».
« Il m’est arrivé, lors de réunions au Québec, de parler d’un espace francophone économique et d’entendre certains me répondre que cet espace-là doit se faire en anglais, que c’est naturellement ainsi. Pourtant, dans les rencontres que j’ai un peu partout, je constate que les Caraïbes voudraient travailler avec le Québec, le Canada et la Francophonie en français. Il y a un espace qu’il faut mettre en place. Et ce n’est pas un espace isolé des autres, que ce soit des espaces hispanophones, lusophones, etc. »
C’est d’ailleurs pour combattre la méconnaissance du fait français existant au sud de la frontière canadienne que le Centre de la francophonie des Amériques présentera dans six villes québécoises, du 12 au 21 mars prochains, la pièce La souillonne.
Ce monologue écrit par Normand Beaupré, qui met en scène l’alter ego étatsunien de la Sagouine, sera ainsi présenté pour la première fois au Québec. Une façon toute culturelle d’entrer en contact, puis d’échanger, de partager avec d’autres communautés francophones à quelques kilomètres d’ici. « On va souvent entendre que l’avenir de la francophonie, c’est l’Afrique. C’est vrai et c’est extraordinaire. Ils ont le nombre et c’est un joueur extrêmement important qui donne du poids. Mais ceux qui vivent en minorité, donc en marge, sont obligés de trouver des solutions auxquelles on ne pense pas lorsque l’on est dans la majorité », évoque M. Desgagné.
Selon lui, les Québécois auraient avantage à s’inspirer des mécanismes mis en place par les minorités ailleurs sur le continent pour protéger leur langue, leur culture et leur identité, tout comme les autres communautés francophones peuvent trouver des solutions à leurs problèmes dans les expériences du Québec.
Carnet francophone
Pour rendre encore plus palpable et concrète la présence francophone en Amérique, le Centre a investi dans les outils virtuels. L’automne dernier, il a mis en ligne le Carnet de la francophonie des Amériques. Ce répertoire des organismes francophones et de leurs coordonnées couvre 54 pays. Près de 12 000 données y sont réunies jusqu’à maintenant. « Il y a beaucoup de services en français. Ça va être un bel outil pour démontrer, par ceux qui vont s’y inscrire, la dynamique sur le territoire. » Le carnet se remplit progressivement, mais certains États ou communautés ont répondu plus vite à l’appel. « Le Brésil aspirait à rapidement mettre ensemble les informations pour s’assurer que le carnet soit accessible en prévision la Coupe du monde de football », affirme M. Desgagné.
Toujours pour donner un meilleur accès à la francophonie des Amériques, le Centre lancera officiellement le 11 avril prochain sa bibliothèque numérique. « Les gens qui sont à l’extérieur du Canada n’ont pas accès à des livres [en français]. Sinon, ils ont accès à ce qui vient de la France et de l’Europe. Ils ont donc des référents culturels européens. C’est très bien. Sauf que là, ils pourront désormais avoir — et c’est très demandé — accès à des ressources et à la culture américaines [francophones] », explique-t-il.
De plus, le Centre mise beaucoup aussi sur son initiative de Radio jeunesse des Amériques, un espace radiophonique sur le Web composé d’un volet éducatif et citoyen. Ce projet mobilise les jeunes francophones et francophiles des milieux scolaires et communautaires du continent.
Car au-delà de mettre en contact les différentes communautés francophones, M. Desgagné croit que la francophonie des Amériques doit s’ouvrir à tous les francophiles du territoire. « Il faut augmenter notre capacité d’empathie et de rapport interculturel ou transculturel. » Dans les formations fournies par le Centre, comme dans son université d’été, M. Desgagné affirme que le dialogue interculturel est abondamment abordé, car il s’agit d’un autre enjeu primordial pour la vitalité de la francophonie à ses yeux.
« Il n’y a pas tellement longtemps, on était avec des chercheurs en Louisiane et on présentait une table ronde de francophones et de Métis de l’Ouest canadien sur le rapprochement que ces derniers sont en train de réaliser par un processus de justice réparatrice ou de dialogue interculturel, raconte M. Desgagné. Quand les gens de la Louisiane ont entendu ça, il y a des Créoles qui ont dit qu’ils se sentaient exclus de la francophonie de la Louisiane. Puis, il y a des Premières Nations qui parlent français qui se sentaient aussi exclues. Après, on a appris qu’il y avait des Canadiens noirs et des Créoles blancs qui se sentaient exclus. Comment peut-on bâtir une francophonie quand tout le monde se sent exclu ? »
Une fois, de plus M. Desgagné croit qu’il faut changer les perceptions. Pourquoi un Africain s’exprimant en français est-il automatiquement désigné comme francophone, même s’il ne s’agit pas de sa langue maternelle, alors qu’une personne dont la première langue est l’anglais, l’espagnol ou le portugais n’est pas considérée comme francophone même si elle maîtrise parfaitement la langue de Molière ? « Peut-être qu’on devrait avoir une réflexion à ce sujet, croit M. Desgagné. Si on peut faire en sorte qu’il y ait plus de francophones francophiles et plus de francophiles pas nécessairement francophones, la francophonie va se porter mieux dans les Amériques et dans le monde. On va devenir beaucoup plus attirant et attrayant pour les jeunes. »