La vraie menace pour le français

La vraie menace pour le français

Auteur: 
Jean-Benoît Nadeau

L’une des grandes fictions que les francophones entretiennent, c’est de croire que l’anglais est une menace pour le français. Il n’y a rien de plus faux. D’ailleurs, l’anglais ne menace pas non plus l’espagnol, l’allemand, l’arabe, le mandarin, le japonais, le lakota ou le navajo.

La principale menace pour une langue, quelle que soit sa taille, c’est le manque d’ambition et de vision de ses locuteurs pour eux-mêmes et pour les autres. C’est cela qui a menacé, menace et menacera la langue française.

Bien sûr, les francophones d’Amérique, au cours de leur histoire, ont dû surmonter ceux qui avaient le dessein de les assimiler. D’autres, dans des circonstances semblables, se sont écrasés. C’est une forme d’ambition que d’avoir résisté, mais la défense seule ne suffit pas.

Où que vous regardiez, dans quelque sphère d’activité que ce soit, vous trouverez des ambitieux, des entêtés et des entreprenants qui tirent la charrette de la langue. Ils étaient cracheur de feu à Baie-Saint-Paul, garagiste à Valcourt, diplômé en cinéma de l’UQAM, ouvrier d’usine à Montréal ou starlette de cour de récré à Charlemagne. Ça donne des Cirque du Soleil, des Bombardier, des Denis Villeneuve, des Dany Laferrière ou des Céline Dion (avec ou sans accent).

Notez bien que je ne dis pas « entrepreneurs », mais « entreprenants », parce que le profit matériel n’est pas le seul motivateur de l’ambition — ni toujours le meilleur. Médecins sans frontières fut lancé par un groupe de médecins français indignés. Henri Dunant a, presque à lui seul, fondé la Croix-Rouge. Et Jean-Marc Léger, qui rêvait de créer un Commonwealth francophone, a créé ce qui deviendra l’Agence universitaire de la francophonie et l’Organisation internationale de la francophonie.

Notre conception même de la langue française résulte, largement, de puissantes ambitions individuelles. Prenez la véritable norme du français, celle des dictionnaires et des grammaires : nous la devons à des passionnés particulièrement entreprenants qui s’appelaient Richelet, Furetière, Larousse, Littré, Grevisse, pour citer les plus connus. Ils ont agi d’eux-mêmes, sans demander la permission. Et ils ont tiré 99 % de leurs exemples dans des oeuvres d’auteurs, tous plus entreprenants les uns que les autres, et tous publiés par des éditeurs souvent aussi ambitieux que retors.

Les limites de l’ambition

L’une des choses qui me fatiguent le plus dans le prêchi-prêcha francophone, c’est à quel point on ne cesse de redire aux francophones qu’ils se doivent d’avoir de l’ambition pour la langue française. Je nous trouve bien patients de tolérer pareilles bêtises. Tant mieux s’ils ont de l’ambition pour la langue, mais l’essentiel est qu’ils soient ambitieux et entreprenants pour eux-mêmes, sans nier le bien commun. La langue, elle, en profitera de toute manière.

Presque toujours, faut-il préciser. Il arrive, parfois, qu’une langue recule à cause des excès d’ambition, d’orgueil ou d’immoralité. La réputation très enviable de la langue allemande au début du XXe siècle n’a pas résisté à deux guerres mondiales et à un génocide. L’ambition, c’est comme toute bonne chose : si on ne carbure qu’à cela, cela mène au pire. Il faut un minimum de discernement. Remarquez que les Allemands n’auront eu qu’eux-mêmes à blâmer dans ce ratage.

Que peuvent les États, les pouvoirs publics ? Ils peuvent eux aussi avoir de l’ambition, à condition d’avoir du discernement. Mais ce qu’ils peuvent le mieux faire, c’est de ne pas nuire, ou plus précisément d’encourager l’action au moyen des bonnes mesures dans l’intérêt de tous. Le protectionnisme britannique fut un triomphe d’interventionnisme pragmatique. La Révolution tranquille fut aussi un de ces moments de grâce de la chose publique.

On me demande souvent : à quoi servira le Forum économique de la Francophonie, dont la 2e édition aura lieu le mois prochain à Paris ? Que peut faire le Forum mondial de la langue française ? À quoi servent l’OIF, l’AUF ? La réponse est toute simple : tout cela sert à réseauter, à stimuler, à fertiliser le terreau. En cela, ces organisations, ces événements, peuvent beaucoup.

Mais il faut un terreau. Ces organisations, ces événements, ne servent à rien si les francophones n’ambitionnent rien, ne font rien et restent assis à se demander où sont les neiges d’antan et à réclamer qu’on restaure les gloires passées. Ça ne marche que si les francophones ont des ambitions. Et ce sera encore meilleur s’ils entreprennent sans attendre.

Errata

La fièvre des vacances explique sans doute que deux erreurs se soient glissées dans ma chronique du 27 juillet sur le Forum mondial de la langue française de Liège. 1) L’une des lauréates du HackXplor s’appelle Zoé Fortier, et non Fortin comme je l’écrivais. 2) Contrairement à ce que j’avais compris, ce HackXplor n’était pas une idée sénégalaise, mais une idée liégeoise déployée à Dakar à l’automne 2014. Mes excuses à Zoé Fortier et à la Cité internationale Wallonie-Bruxelles.