L’exemple de Madrid

L’exemple de Madrid

Auteur: 
Jean-Benoît Nadeau, Le Devoir

Je me suis longtemps demandé pourquoi les milieux d’affaires français sont si anglophiles. Or, si l’anglais est partout à Paris, l’explication se trouve plutôt à… Madrid, où l’attitude est aux antipodes.

Car non seulement les Espagnols défendent l’usage de leur langue, mais les multinationales madrilènes investissent à coups de millions d’euros dans sa promotion — et même sa norme.

Par exemple, c’est un groupe de multinationales espagnoles qui soutient financièrement et techniquement les efforts de l’Académie royale espagnole (la cousine de l’Académie française) pour renouveler son dictionnaire et créer une véritable norme internationale de la langue.

Certaines entreprises vont encore plus loin. La multinationale des télécommunications Telefónica et la banque Santander ont financé deux études scientifiques distinctes sur la valeur économique de la langue espagnole.

La banque BBVA et l’agence de presse EFE font encore plus fort : elles soutiennent une grosse fondation, la Fundéu BBVA, dont le premier mandat est d’encourager le bon usage de l’espagnol dans les médias et surtout de formuler des solutions rapides à des problèmes de langue.

Ces initiatives ne sont pas désintéressées. La langue espagnole procure un accès direct à des marchés gigantesques dans les autres pays hispanophones, en plus de faciliter les têtes de pont au Brésil et aux États-Unis.

(Les arrière-pensées politiques sont également très présentes. Le sous-texte de ce discours prolangue vise également à démontrer aux indépendantistes catalans et basques le principal avantage économique de leur appartenance à l’Espagne.)

Ce volontarisme langagier est d’autant plus louable que les Espagnols sont aussi exposés à l’anglais que les Français. L’espagnol subit lui aussi la pression constante de l’anglais venant de la finance, de la science, des médias et de la technologie. Il ne se passe pas une journée sans qu’un puriste espagnol dénonce la déliquescence de la langue à la télévision, à la radio, en éducation, dans l’affichage.

Colonialisme digéré

Si les multinationales madrilènes sont si volontaristes quant à leur langue, c’est parce que les Espagnols ont largement digéré leur histoire coloniale depuis longtemps.

Voici presque deux siècles, la plupart des anciennes colonies espagnoles avaient gagné leur indépendance. La perte de l’empire était inéluctable, voire souhaitable. Elle n’en fut pas moins un cataclysme social que la société espagnole a mis un siècle et demi à accepter.

Depuis, les Espagnols ont eu le temps de s’adapter au fait qu’ils ne sont pas au centre de leur propre culture. Dès 1870, l’Académie royale espagnole encourage la création d’académies dans ses ex-colonies. Les créateurs, les intellectuels, les savants circulent. Mais il faudra attendre les années 1960, après les excès de la dictature franquiste, pour que les multinationales espagnoles prennent conscience de l’intérêt économique d’une langue espagnole mondialisée.

La société espagnole subit alors le choc de l’anglais, mais son degré d’assurance est décuplé du fait qu’elle sait le parti à tirer de sa propre langue.

Double K.-O.

Les Français, eux, ont subi en même temps le choc de la décolonisation et de la mondialisation anglophone. Assommés deux fois, ils manquent d’assurance.

La quasi-totalité de l’empire colonial français s’est évaporée très récemment, vers les années 1950-1960 — et encore, pas encore complètement. La société française demeure profondément divisée quant à l’attitude à prendre. Pour la gauche française, la francophonie n’est qu’un avatar du colonialisme.

Le rapport des Français à l’anglais se complique du rapport à leur propre langue, marqué par le jacobinisme, le parisianisme, l’école et la doctrine européenne. Sans oublier cette catastrophe historique que furent l’Occupation et la dictature fasciste de Vichy, qui ont sali durablement certains attributs patriotiques, à commencer par la langue. À Paris, défendre la langue française, c’est de « droite », pour ne pas dire d’extrême droite, voire anti-européen.

Mais alors, comment se fait-il que les multinationales françaises, qu’on ne peut soupçonner de gauchisme, soient si molles en matière de francophonie et de langue ? Par facilité, tout simplement.

Les tabous politiques sont tellement forts et tellement mêlés qu’il est préférable de ne pas trop en faire en matière de langue. L’anglais est alors un raccourci commode et d’autant plus facile que les Français n’ont pas encore compris le parti à tirer d’un univers francophone qu’ils préfèrent encore ignorer.

Il faudra encore au moins deux générations pour que les Français en reviennent et puissent considérer la francophonie pour ce qu’elle est. S’il n’est pas trop tard.