ÉTATS-UNIS : Le français paw-paw s’éteint à petit feu
ÉTATS-UNIS : Le français paw-paw s’éteint à petit feu
Dans le Missouri, ce dialecte français tout droit venu de la Normandie et de la Bretagne du XVIIe siècle n’est plus parlé que par une poignée de locuteurs.
Peints à la main en lettres jaunes sur une vieille cabane à côté de l’église catholique Saint-Joachim, à deux pas de la Route 21, ces quelques mots vous accueillent : “Bienvenue à Vieille Mine*”.
C’est une salutation au passé en ce lieu qui regorge de témoignages de l’Histoire, une salutation dans un dialecte sur le point de mourir. Ici, à un jet de pierre de la ville de Saint-Louis, on voit encore les marques laissées sur les arbres par les Cherokees qui traversaient la Trail of Tears [la piste des Larmes, empruntée par les peuples indiens déplacés de force dans les années 1830]. Les autochtones peuvent encore indiquer du doigt les maisons qui faisaient partie de l’Underground Railroad [chemin de fer clandestin : réseau de routes et de planques utilisé par les esclaves noirs américains pour rejoindre les Etats abolitionnistes du Nord au XIXe siècle].
Des chasseurs barbus aux casquettes orange vif et des vieillards célestes s’agenouillent toujours dans l’église qui domine une colline hérissée de croix de fer rouillées, dont certaines ont été tordues par le temps en des formes méconnaissables. Certains des premiers colons français en Amérique du Nord sont arrivés ici il y a des siècles et n’ont jamais quitté ce coin de l’est du Missouri. Et la langue qu’ils parlaient est à deux doigts de s’éteindre. Natalie Villmer ne parle pas couramment le paw-paw**, certes, mais elle fait partie des quelques dizaines de locuteurs encore vivants de ce dialecte français que l’on n’entend plus guère que dans les collines du nord-est des Ozark, dans le Missouri.
Parler le paw-paw, c’était être ignorant, inculte, arriéré
Bientôt, le français du Missouri ne sera plus qu’un souvenir, les derniers locuteurs “vivent à Vieille Mine et dans les environs, explique Natalie Villmer, ils doivent avoir 75 ou 80 ans.” Natalie Villmer est née dans une cabane en rondins en bas de la route qui descend de l’église Saint-Joachim. Sa famille, une des plus vieilles de la région, vit ici d’aussi loin que les gens s’en souviennent. “Certains sont là depuis la fin du XVIIIe siècle, précise-t-elle. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père possédait une des premières concessions de terre de Vieille Mine.”
Les parents et le grand-père de Natalie Villmer parlaient français. Ils ne lui ont pas transmis leur langue parce qu’à l’époque les francophones étaient stigmatisés. Son père a grandi à une époque où les enfants des familles francophones commençaient à aller à l’école anglophone sans connaître l’anglais et à avoir des contacts avec des locuteurs d’autres langues. Parler le paw-paw, c’était être ignorant, inculte, arriéré. “Enfant, ça l’avait marqué. Et il n’avait pas tellement envie que nous apprenions le français”, se souvient Natalie Villmer. Aussi, comme beaucoup de représentants de sa génération à Vieille Mine, elle n’a jamais appris le paw-paw, hormis quelques expressions et chansons. Il est très difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qui connaisse encore cette langue. Même ceux qui la parlent hésitent à le dire. “Je crois que nos parents voulaient que nous soyons intégrés”, souligne-t-elle.
Une langue orale ne s’enseigne pas, elle se transmet
L’histoire des Villmer est typique, commente Scott Gossett, spécialiste de la littérature francophone à l’université du Missouri. Il rappelle que, avec l’industrialisation de petites localités comme celle de Vieille Mine, le français est devenu inutile, alors qu’apprendre l’anglais était une question de survie. “Ils pensaient qu’en apprenant l’anglais leurs enfants auraient de meilleures chances de réussir, poursuit-il. D’assurer leur survie.” La perception que l’on a des langues minoritaires comme le paw-paw n’a changé qu’il y a quelques années, souligne le chercheur. “Parler une langue minoritaire était considéré comme une tare.
Cela ne fait qu’une cinquantaine d’années que nous voyons la langue comme une richesse et non comme un handicap.” Mais cela ne suffira peut-être pas à sauver le dialecte de Vieille Mine. Un des problèmes, explique le chercheur, c’est que le paw-paw n’est plus étudié à l’université, contrairement au français cajun de Louisiane. La dernière étude sur le français du Missouri que Scott Gossett ait pu trouver remonte à 1939. “Il y a un grand vide dans l’Histoire. Depuis 1939, qu’est-il arrivé à ces gens ? Ils ont probablement arrêté de parler leur dialecte. Ils ont appris l’anglais à la place. Une langue orale ne s’enseigne pas, elle se transmet.”
Musique. Dans les années 1970, alors que le paw-paw partait déjà à vau-l’eau, une poignée de chercheurs sont venus à Vieille Mine. Ils ont collecté des chansons et des histoires françaises de la région pour les publier. La Guignolée, chantée traditionnellement au nouvel an, est devenue un symbole de la culture française de Vieille Mine. Natalie Villmer a appris La Guignolée dans les années 1970.
Depuis, elle l’enseigne aux enfants de l’église catholique Saint-Joachim. Elle l’a chantée en public dans le Missouri, mais aussi lors du Smithsonian Folklife Festival, à Washington. “La musique est un élément important de la culture. Elle l’a toujours été”, note Dennis Stroughmatt, un musicien de l’Illinois proche de la communauté de Vieille Mine. Il a grandi dans le sud-est de l’Illinois. Enfant, il a rencontré certains des derniers locuteurs qui, dans cette région et dans l’Indiana, parlaient le même français que celui du Missouri.
Son intérêt pour le paw-paw a perduré jusqu’à ses années à l’université d’Etat du sud-est du Missouri, où un professeur lui a parlé de Vieille Mine. Dans les années 1980, il a passé du temps dans la région, a créé des liens avec des francophones et appris leur langue. La mère de Natalie Villmer, qui a aujourd’hui disparu, fait partie des premiers locuteurs de paw-paw qu’il a rencontrés. “Je venais tous les week-ends, se souvient-il. J’y ai passé beaucoup de temps. Je dormais par terre ou sur le canapé.” Aujourd’hui, Dennis Stroughmatt est peut-être le plus jeune locuteur de paw-paw. L’an dernier, il était l’intervenant principal de la réunion annuelle de l’Association américaine des enseignants de français. Il a fait son intervention dans le dialecte de Vieille Mine, performance qui lui a valu une standing ovation. “Le monde francophone perd ses liens avec le XVIIe siècle, commente-t-il. Le français parlé aujourd’hui à Vieille Mine est le français parlé au Moyen Age en Normandie et en Bretagne. C’est tout cet héritage qui va être perdu.”
A une époque, le dialecte de Vieille Mine s’entendait dans toute la région, du sud-est de l’Indiana et de l’Illinois jusque dans des villes du Missouri, comme Saint-Louis, Florissant et Sainte-Geneviève. Pour Dennis Stroughmatt, “sur les plans linguistique et musical”, c’est un pont entre le français du Québec et celui de la Louisiane. Un pont sur le point de s’écrouler. “C’est triste. Si je pouvais réunir 100 personnes dans une classe et si j’avais un financement, je ferais tout pour enseigner cette langue aux gens, pour la transmettre. Mais très peu de gens s’y intéressent”, regrette-t-il.
Quand il est arrivé à Vieille Mine, dans les années 1980, il y avait encore quelques centaines, voire un bon millier de personnes qui parlaient le paw-paw. Tous les week-ends, il y avait les traditionnelles fêtes, les “bouillons*”, avec de la musique, de la nourriture et de la danse. Aujourd’hui, bon nombre des habitants de Vieille Mine qui ont enseigné le français à Dennis Stroughmatt sont morts. Ceux qui parlent couramment le paw-paw ne sont plus qu’une petite poignée. La Vieille Mine d’il y a vingt ans avait un air – et une musique – très différent d’aujourd’hui. “Nous allons perdre cette langue, déplore Natalie Villmer. C’est tragique. Mais j’imagine que cela va avec le progrès.”
—Bridgit Bowden, Jake Godin et Ryan Schuessler
Publié le 9 janvier 2014 sur Al Jazeera America (extraits) New York