AILLEURS DANS LA FRANCOPHONIE

La démission des cégeps francophones devant l’anglais

Auteur: 
Nicolas Bourdon - Professeur au Collège de Bois-de-Boulogne

Les cégeps ne sont soumis à aucune norme nationale en matière de langue d’enseignement. Ils se sont pour la plupart dotés d’une politique de valorisation de la langue française, mais celle-ci peut être facilement abrogée par la direction d’un établissement. Le cégep de Sainte-Foy a ainsi modifié, en juin 2017, sa politique de valorisation de la langue française : le français n’est désormais plus la seule langue d’enseignement, mais bien la langue « prépondérante ». Ce changement permet à l’établissement de créer deux nouveaux DEC où, cette fois, c’est l’anglais qui tient une place importante…

La popularité des programmes bilingues au collégial continue de s’accroître avec la signature d’une entente en gestion de commerce entre le cégep de Limoilou et le cégep Saint-Lawrence en janvier 2018. D’autre part, des DEC bilingues sont déjà solidement implantés dans les collèges privés : les collèges Mérici, O’Sullivan (Montréal et Québec), LaSalle, Sainte-Anne et Laflèche en offrent. De plus, des partenariats de DEC bilingues existent en tourisme entre le cégep de Limoilou et le cégep St-Lawrence, en sciences de la nature et sciences humaines entre Saint-Laurent et Vanier.
Les DEC bilingues sont vantés par les directions collégiales comme le moyen de « devenir bilingue ». Il faut détruire le mythe véhiculé par cette vision : les étudiants qui s’engagent dans un parcours bilingue au cégep sont, pour la très grande majorité, déjà bilingues. Rappelons que l’anglais est une matière obligatoire à partir de la première année du primaire et qu’au secondaire les élèves sont exposés à au moins 100 heures d’anglais chaque année pour un total d’au moins 500 heures à la fin des cinq années. Ajoutons à cette exposition déjà grande à la langue de Shakespeare, le fait que certaines écoles primaires offrent l’anglais intensif en sixième année du primaire et on obtient un total considérable de 1200 heures d’anglais, selon le chroniqueur Mario Asselin. Enfin, au collégial, la réforme Robillard de 1993 a imposé deux cours d’anglais nécessaires à l’obtention d’un DEC.

En analysant les chiffres de Statistique Canada, le mathématicien Charles Castonguay notait que « […] parmi les 20-29 ans au Québec en 2011, 78 % des anglophones se déclaraient bilingues, comparé à 57 % des francophones. Dans la région de Montréal, l’écart se rétrécit encore plus, à 80 % et 70 % respectivement. Dans l’île, c’est 78 % et 79 % ». Dans ce contexte, on comprend que l’augmentation de l’offre de cours en anglais dans les cégeps répond davantage aux besoins d’étudiants qui désirent faire leurs études collégiales en anglais plutôt qu’à un désir légitime de maîtriser la langue de Shakespeare.

En vérité, cette course à l’anglicisation des cégeps francophones n’est pas le fruit d’une réflexion collective éclairée sur l’offre de cours en anglais et le niveau de bilinguisme des jeunes Québécois. Le taux de bilinguisme n’a jamais été aussi élevé au Québec et il continue de croître : on ne peut donc pas prétendre sans rire que les étudiants francophones et allophones ne sont pas exposés à l’anglais et qu’ils ne l’apprennent pas ! Les directions des cégeps francophones, particulièrement sur l’île de Montréal, sont tout simplement paniquées. Leurs murs sont vides, alors que les murs des cégeps anglophones débordent.

Démission
Plutôt que de respecter leur âme francophone, ils se transforment et s’anglicisent pour attirer plus d’étudiants. Bref, ils démissionnent. On n’a entendu aucun cégep francophone militer pour le respect des devis (nombre limite d’étudiants imposés à chaque cégep), que les cégeps anglophones dépassent outrageusement, ou pour l’imposition de la loi 101 au cégep, solution qui apporterait pourtant une solution durable à la baisse d’effectifs à laquelle ils font face. Aucun regroupement de cégeps francophones n’a eu lieu pour juguler la crise. Personne ne s’est levé pour dire : « Nous devons trouver des solutions ensemble et ces solutions doivent être globales et bénéfiques pour tous les cégeps francophones du réseau. »

Le « réseau » collégial n’a de réseau que le nom. Les cégeps sont plutôt des entités autonomes qu’aucun lien de solidarité ne réunit. Les cégeps francophones, en particulier, se livrent une concurrence féroce, et les DEC bilingues sont au coeur de cette compétition : c’est à qui sera le plus bilingue, le plus rapidement. Quant à Hélène David, ministre de l’Éducation supérieure, fidèle aux mantras néo-libéraux du laisser-faire et de l’individualisme qui caractérisent sa formation politique, elle n’impose aucune balise aux DEC bilingues et elle ne fait que répéter que les cégeps ont toute la latitude voulue pour en créer.

Il y a cinquante ans, la création des cégeps a permis à des milliers de francophones d’accéder à l’éducation supérieure : les cégeps ont joué un rôle libérateur à cette époque. En revanche, en anglicisant toujours davantage leur offre de cours au détriment du français et en présentant cette anglicisation comme si elle était la plus belle invention après la roue, les cégeps francophones, loin d’être les vecteurs « d’ouverture et de diversité » qu’ils se targuent d’être, rétrécissent l’horizon des étudiants québécois et participent plutôt au mouvement général de standardisation culturelle par l’anglais auquel le Québec se doit de faire face impérativement.