AILLEURS DANS LA FRANCOPHONIE

Le dilemme des chercheurs francophones : publier en anglais ou périr?

Auteur: 
Jean-François Venne

Comment expliquer que davantage de chercheurs francophones choisissent de publier leurs articles scientifiques en anglais?

De plus en plus de chercheurs francophones publient leurs articles scientifiques en anglais. Au Québec, les avis divergent quant à la pertinence de ce choix et ses impacts sur la recherche et la société locales.

« Pour que la recherche joue pleinement son rôle d’amélioration de la société dans laquelle elle est faite, les chercheurs doivent être en mesure de la faire connaître dans la langue locale, soutient Frédéric Bouchard, président de l’Association francophone pour le savoir (Acfas). C’est important pour toute société d’avoir une communauté de recherche capable de s’exprimer dans sa langue. »

Pourtant, depuis plus de trente ans, les chercheurs publient de plus en plus en anglais et pas seulement au Québec. « Dans les sciences dites “dures”, comme les sciences de la nature, c’est réglé depuis longtemps, les chercheurs publient en anglais et ce n’est pas dramatique, avance l’historien des sciences de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Yves Gingras. Après tout, l’électron reste le même partout. La montée de la publication en anglais dans les sciences humaines et sociales me semble moins pertinente et plus inquiétante. »

Question d’impact
En 2016, les chercheurs Vincent Larivière et Nadine Desrochers, de l’Université de Montréal (U de M), publiaient des données saisissantes sur les publications en anglais dans les sciences humaines au Québec, en France et en Allemagne, tirées de la base de données Web of Science. Entre 1980 et 2014, tant en France qu’en Allemagne, la proportion d’articles de sciences humaines en anglais y a bondi de 30 à 80 pour cent. Celle d’articles écrits dans les deux langues locales a chuté de 70 à moins de 20 pour cent. Au Québec, 70 pour cent des articles étaient déjà rédigés en anglais en 1980. La proportion dépasse maintenant 90 pour cent.

Pourquoi une telle tendance? Surtout en raison des méthodes d’évaluation quantitative de la recherche, basées sur le nombre, mais surtout la portée (lire : les citations) des publications. Les deux chercheurs de l’U de M notaient que les articles de sciences humaines publiés en anglais obtenaient trois fois plus de citations en moyenne dans les trois régions observées. Louis M. Imbeau et Mathieu Ouimet, de l’Université Laval, faisaient un constat similaire en 2012, pour les sciences politiques québécoises. Ils démontraient, chiffres à l’appui, que les chercheurs qui publient surtout en français publient moins et sont moins cités que les autres.

« Il faut vivre avec son siècle, croit M. Imbeau. C’est la même chose pour toutes les nations du monde. Si l’on ne publie pas en anglais, on se coupe de la plus grande partie de son lectorat potentiel. On obtient de moins bonnes mesures de performance, ce qui peut avoir une influence négative sur la carrière d’un chercheur. »

À l’inverse, Yves Gingras trouve insidieuse cette tendance à l’anglicisation de la recherche en sciences humaines et sociales (SHSS). « Les objets d’études dans ces domaines sont souvent nationaux, voire locaux, dit-il. Or, pour pouvoir publier dans une grande revue anglophone, par exemple américaine, les chercheurs choisiront des thèmes plus théoriques ou plus universels, au détriment de sujets pourtant très importants pour la communauté locale. Cela crée une tension entre l’intérêt de la recherche et celui de la carrière du chercheur. »

Rayonner autrement
Bien conscient de l’importance de la langue dans les SHSS, « le Fonds recherche Québec – Société et Culture (FRQSC) exige au moins 50 pour cent de contenu francophone dans les revues scientifiques qu’il soutient financièrement », explique la directrice scientifique du fonds, Louise Poissant. À la suite de représentations politiques, le nombre de revues scientifiques francophones soutenues par le FRQSC est passé de 28 à 36 depuis 2015.

Par ailleurs, les subventions du FRQSC peuvent aussi servir à faire traduire un texte scientifique en anglais, afin d’augmenter son audience. Cependant, d’autres moyens existent pour faire rayonner les textes francophones, comme la plateforme Érudit. Créée en 1998, Érudit diffuse numériquement plus de 170 revues scientifiques et culturelles francophones. En 2017, elle donnait accès à plus de 200 000 documents dans 35 disciplines scientifiques, consultés chaque année dans tous les pays du monde. Les chercheurs francophones l’utilisent, mais aussi un grand nombre de chercheurs dont le français est la deuxième ou la troisième langue.

La technologie joue donc déjà un rôle important dans la diffusion de la recherche publiée en français. Toutefois, de nouvelles innovations pourraient renverser la tendance du « tout à l’anglais ». L’arrivée d’outils de traduction automatisés plus efficaces permettra aux chercheurs de publier dans leur propre langue, mais d’être lus par l’ensemble de leur communauté de recherche. « L’hégémonie de l’anglais comme langue de communication scientifique pourrait être de courte durée, prédit Frédéric Bouchard. Il ne faudrait pas s’angliciser à outrance, alors même que s’amènent des outils technologiques favorisant la diversité linguistique et culturelle. »