AILLEURS DANS LA FRANCOPHONIE

Quand l’entreprise se mord la langue…

Auteur: 
Chantiers de culture, Yonnel Liégeois

En octobre 2007, le parlement ratifiait l’adhésion de la France au Protocole de Londres : est supprimée l’obligation de traduire les brevets dans la langue de chaque pays. Un texte qui instaurait de fait la suprématie de l’anglais mais qui, surtout, mettait en danger l’usage de la langue nationale dans chaque entreprise.Retour sur des conséquences dramatiques.
 
Combien sont-ils de patients à avoir subi une surdose de radiation à l’hôpital d’Épinal : 24 comme le supposait la presse à l’annonce du scandale, 170 ou 400 selon les premières déclarations du gouvernement ? De l’aveu même du ministère de la santé, ils seraient en fait pas moins de 700 malades au total, victimes de rayonnements excessifs et aux conséquences irréversibles sur leur santé. Au terme de son rapport rendu public en mars 2007, parmi divers dysfonctionnements graves, l’IGAS (l’Inspection générale des affaires sociales) pointait un fait peu banal : un matériel de radiothérapie d’une utilisation fort complexe en raison notamment de notices d’utilisation disponibles uniquement en anglais ! Plus grave encore, “ aucun document en français ne récapitule les étapes de la procédure ”, soulignait le rapport de l’IGAS. Depuis, les mêmes causes produisant les mêmes effets, 47 patients d’un hôpital de Berlin eurent à souffrir de l’implantation d’une prothèse au genou. Au point de devoir se faire réopérer : l’indication d’origine “ prothèse devant être cimentée ”, écrite en anglais, n’avait pas été traduite ! Deux cas extrêmes, certes, lorsqu’il s’agit du domaine de la santé où se joue parfois la survie du malade, qui illustrent cependant les dérives auxquelles peut conduire l’imposition d’une langue étrangère aux salariés de toute entreprise, publique ou privée… Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à le constater : au mépris de la loi, une autre langue que le français, principalement l’anglais, tente de s’imposer sur les lieux de travail.
 
Salariées à la GEMS, l’ex Thomson-CGR (Compagnie Générale de Radiologie) cédée au groupe américain Général Electric, Sylvie Charlier et Jocelyne Chabert savent ce que parler français veut dire, elles savent surtout combien il en coûte de vouloir faire respecter la loi dans son entreprise : avec leur syndicat CGT, il leur aura fallu pas moins de six ans d’alertes répétées à la direction et une action en justice, victorieuse, pour obtenir gain de cause : en mars 2006, malgré son pourvoi en cassation qui ne la dispense pas d’exécuter l’arrêt de la Cour d’appel, la GEMS s’est vue condamnée à payer 580 000 euros aux quatre parties civiles pour n’avoir pas traduit dans les délais impartis 58 documents en infraction, un infime échantillon de tout ce qu’avait à traduire la direction pour se mettre en conformité ! “ Les délégués du personnel et le CHSCT n’avaient cessé de signaler les problèmes rencontrés par les salariés, ceux qui ne parlent pas anglais ou qui  maîtrisent imparfaitement cette langue, dans le quotidien de leur travail ”, souligne Sylvie Charlier. Et de poursuivre : “ Une direction de la GEMS sourde à toutes nos demandes, arguant du principe que dans une entreprise multinationale, quel que soit le pays d’implantation, tous les salariés doivent parler anglais ”. Que réclamait le syndicat ? Tout simplement que les communications internes à l’entreprise comme les directives professionnelles destinées aux personnels ne parlant pas anglais soient rédigées en français…
 
Spécialiste du droit du travail et professeur à l’université de Nantes, Alain Supiot est catégorique : voir dans une langue unique la réponse à la question des langues du travail dans l’économie globalisée est un dangereux mirage ! “ Un mirage qui séduit les entreprises et les institutions communautaires, auquel le droit du travail n’a pas (encore) cédé ”, soulignait d’emblée l’éminent spécialiste lors de son intervention ( reprise dans la “ Semaine sociale Lamy ” en date du 10/09/07, N°1319)  au colloque organisé au siège de la CGT en juin 2007 sur “ Le plurilinguisme à l’entreprise ”. Outre une argumentation magistralement fondée sur la loi et sa jurisprudence, Alain Supiot constate d’abord que tout travail, “ inscrivant dans le réel la représentation de choses à fabriquer ou d’actes à accomplir ”, passe nécessairement par la médiation de la langue. Or, devant la mondialisation de l’économie et sous prétexte d’une baisse des coûts liés en particulier à la traduction, le patronat tente d’imposer comme une évidence le recours à un langage unique, l’anglais comme langue unique d’un marché unique… Plus précisément le “ globisch ”, cet idiome déjà usité d’un anglais simpliste et pratique, “ un anglais qui est à la langue de Shakespeare ce que la musique militaire est aux opéras de Mozart ”, ironise Alain Supiot. Et de rappeler les affaires évoquées précédemment (GEMS, Europ Assistance, Epinal) pour pointer les risque encourus dans une telle dérive… Or, le droit du travail, renforcé par la loi Toubon de 1994, est clair : la langue dont on doit user en principe dans une entreprise installée en France est le français, “ obligeant l’employeur à fournir une version française de tous les écrits qu’il juge nécessaire à l’organisation et à la réalisation du travail ”.
 
Membre de l’Observatoire européen du plurilinguisme, Christian Tremblay est catégorique. “ L’entreprise n’est pas en dehors de la vie sociale et donc, si la langue joue un rôle fondamental dans la vie sociale, il en va de même à l’intérieur de l’entreprise ”. Ici comme ailleurs, plus qu’un banal outil de communication, la langue est avant tout un précieux et irremplaçable moyen d’expression. D’où sa conviction : “ à tous les niveaux, le français doit rester la langue de travail à l’entreprise. Parler, c’est exister ”. Nul sentiment de nationalisme dans de tels propos… Comme le stipulait avec justesse lors du colloque à la CGT Jean-Pierre Burdin, à cette époque responsable des questions culturelles à la confédération, “ nous ne devons pas seulement parler du tassement ou de l’écrasement du seul français mais aussi d’autres langues. Point de vision frileuse, quelle que soit la langue du pays nous ne pouvons nous résoudre à ce que la domination économique s’accompagne d’une emprise sur la langue de l’autre. Surtout que baisser les bras sur la question de la langue du (et au) travail se conjuguerait à bien d’autres reculs encore, strictement culturels ”. Faut-il interdire la pratique d’une langue étrangère à l’entreprise ? Ni Burdin, ni Supiot ni Tremblay n’expriment semblable profession de foi. Ils appellent avant tout au respect des différences linguistiques perçues comme des richesses et non des freins au développement, ils refusent juste que la pratique d’une langue étrangère revête une obligation discriminante supplémentaire alors qu’elle n’est pas nécessaire au poste occupé ou prévue explicitement par le contrat de travail.
 
De droite comme de gauche, ils sont quelques hommes politiques à s’être opposés à la ratification du protocole de Londres. "La langue française serait-elle devenue un outil obsolète, une sorte de langue morte qui n’a plus sa place dans le monde international des affaires ? ”, s’interroge ainsi le député de droite Jacques Myard. “ Non seulement l’utilisation d’une langue étrangère peut entraîner des fautes et des erreurs au détriment de la sécurité des salariés, mais elle constitue dans la plupart des cas un handicap qui diminue la productivité des entreprises. Et le député de poursuivre : “ la croyance qu’un seul véhicule linguistique permet de se faire comprendre dans le vaste monde est non seulement illusoire mais elle est aussi suicidaire pour les entreprises françaises qui, ce faisant, négligent leurs intérêts à long terme ”. D’autant que, dans cette affaire, les seuls gagnants sont les grands groupes qui ont les moyens de déposer en masse des milliers de brevets au détriment des petites entreprises, certes performantes dans l’innovation et la recherche, mais dépourvues de structure commerciale en capacité de rivaliser.
 
Sénateur communiste du Nord- Pas de Calais, Ivan Renar tentait lui aussi d’infléchir, en vain, le vote de ses collègues dans l’enceinte du Sénat. En appelant à la ratification du “ Protocole de Londres ”, notait le sénateur dans son intervention le 9 octobre, “ alors même que c’est la France des Lumières qui a jeté les fondements de la propriété intellectuelle, on s’apprête donc à marginaliser notre propre langue au nom de la compétitivité de l’Europe ”. Au risque qu’elle y perde un peu plus son âme en s’adonnant au tout-anglais et en renonçant à son plurilinguisme qui fait sa richesse et son originalité…
 
Myard et Renar chacun à leur façon, outre les arguments économiques et financiers qui militent en faveur du maintien de la traduction des brevets, soulignent aussi à juste titre qu’à l’entreprise c’est autant une question de sécurité que de conditions de travail. Et Ivan Renar, l’homme du Nord, de conclure son propos au Sénat par deux citations venues de grandes figures du Sud. “ Les langues sont les merveilles de l’Europe ”, s’extasiait en son temps Alberto Moravia, le célèbre écrivain italien. Plus récemment, son compère Umberto Eco affirmait que “ la seule véritable langue de l’Europe est la traduction ” !
 
106Linguiste de renom international, titulaire de la chaire de linguistique au prestigieux Collège de France, Claude Hagège ne décolère pas, criant "Halte au pseudo-anglais dans les entreprises" !  Auteur d’une tribune publiée dans Le Monde en septembre 2007 ( il récidive en avril 2013 contre le projet de loi Fioraso), il affirmait qu’il est "contre-productif d’imposer l’anglais à tout le personnel dans les entreprises françaises. Les syndicats qui récusent cette pratique insistent sur le sentiment d’insécurité, et parfois les troubles psychologiques que cause chez les plus fragiles la pression d’une langue non-choisie". Et d’ajouter "jusqu’à présent, personne n’a jamais apporté la moindre preuve d’un accroissement des performances commerciales qui serait la conséquence directe de l’usage de l’anglais, personne n’a jamais démontré non plus que le français n’ait pas toutes les ressources nécessaires pour exprimer le monde contemporain".  Opposé à la ratification du "Protocole de Londres", le chercheur estime que les enjeux sont autant de l’ordre économique que linguistique et culturel. "Ratifier le protocole de Londres, c’est refuser au français la chance historique de créer en traduction sur Internet une immense base de données scientifiques et techniques d’avenir. Un vaste progamme de domination revêt aujourd’hui le masque de la mondialisation, il s’agit d’une véritable guerre pour aboutir à l’éviction du français. La francophonie est, face à l’anglophonie, le seul autre projet mondial avec des idéaux distincts. Ce n’est pas en immolant ainsi la langue française, au mépris des 50 États et régions francophones qui la soutiennent et font résonner très haut ce que la France n’ose plus affirmer comme au temps de son éclat, que l’on accroîtra la capacité commerciale des entreprises françaises". Y.L.