AILLEURS DANS LA FRANCOPHONIE

Entretien avec Louise Beaudoin et Liza Frulla

Auteur: 
Gilles Grondin
Gilles Grondin

Louise Beaudoin a été responsable de plusieurs ministères entre 1994 et 2003 pour le gouvernement du Québec, elle a notamment accepté les postes de ministre de la Culture et des Communications, et ministre des Relations internationales. Très active dans les dossiers culturels, elle a travaillé à la préparation de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, ratifiée par l’UNESCO en 2005.

Liza Frulla a occupé des fonctions de ministre au sein du gouvernement du Québec et du gouvernement fédéral. À titre de ministre du Patrimoine canadien, elle a travaillé à la négociation et à la ratification par l’UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Elle occupe présentement la fonction de directrice générale de l’ITHQ et préside également la destinée de l’organisation Culture Montréal.

Au mois de janvier dernier, Travailler en français a rencontré Louise Beaudoin et Liza Frulla, toutes deux anciennes ministres du Gouvernement du Québec. Une rencontre sous le signe de l’amitié entre deux femmes d’influence qui ont façonné le visage culturel et français du Québec au cours des dernières décennies.

TF : D’abord, merci de consacrer du temps à cet entretien pour le bulletin Travailler en français de la FTQ. Une grande et belle question et possiblement la seule s’impose pour démarrer la conversation : À l’ère du développement fulgurant de la culture via Internet et les réseaux sociaux qui diffusent énormément de matériel en anglais, pourquoi encore créer en français au Québec en 2018?

« Parce que l’utilisation d’une autre langue que l’anglais et la capacité de créer artistiquement dans sa propre langue sont les fondements mêmes de l’entente de l’UNESCO sur la diversité des expressions culturelle. », de répondre spontanément Liza Frulla. Selon cette dernière : « Tous les pays sont en danger, à l’exception de l’Inde et de la Chine, deux pays qui peuvent aisément s’autosuffire ».

Concrètement, on pourrait dès lors se demander « Pourquoi devrait-on créer en polonais ou dans une autre langue? À partir du moment où on déciderait que c’est en anglais, pourquoi ne pas devenir tous des Américains », d’ajouter Mme Frulla. D’ailleurs, l’article premier de cette entente affiche sans ambages sa couleur : « La diversité culturelle est une caractéristique essentielle de l’humanité. »

Pour Louise Beaudoin : « Le Québec ainsi que les pays d’Europe ont raté quelque chose lors du démarrage des diverses plates-formes sur Internet. Par rapport à la diffusion de la culture via Internet, on aurait dû créer nos propres plates formes plus rapidement, comme l’a fait la Chine par exemple. Il nous reste le contenu, il ne nous faut pas manquer le coup cette fois. Il faut prendre tous les moyens pour garder notre propre culture dans cet environnement mondialisé. »

Le défi actuel, selon cette dernière, « est de dompter la bête qu’est Internet et ce qu’elle est en train de devenir ». Plusieurs pays commencent d’ailleurs à être conscients et sensibles par rapport à cette question.

Les anciennes ministres s’entendent aussi sur le fait que les gouvernements doivent agir. La réglementation, l’impôt et la taxation sont les prémices à une telle action. À ce propos, les pays d’Europe peuvent nous servir d’exemples, de même que l’imposition de la découvrabilité et de la visibilité des contenus. « Bref, par justice et égalité, pour toutes les autres platesformes, il faut d’abord taxer et imposer les compagnies étrangères » d’ajouter Liza Frulla.

« L’exception culturelle ne doit pas rester lettre morte. Les gouvernements doivent utiliser cette entente pour arriver à leurs fins », de mentionner Louise Beaudoin. Par exemple, la France a réussi à forcer Netflix à mettre des productions françaises en vitrine.

Que faire maintenant?
« Le défi pour tous les pays est de trouver les façons de contrôler le tuyau. La Chine n’est pas nécessairement un modèle, mais elle y est arrivée », constate Liza Frulla. « L’application de quotas n’est possiblement pas la solution, mais ça reste une piste à explorer. C’est ce qui a fait le succès de notre culture musicale, par exemple, pendant des années. »

Pour Louise Beaudoin, la France doit jouer un grand rôle. Elle doit avoir une vision d’une Francophonie mondiale. Par exemple, les pays de la Francophonie pourraient revoir concrètement l’application de leurs quotas. « On pourrait trouver des moyens pour que la France inclut des réalisations québécoises ou même africaines dans l’application de ses divers quotas. Idem pour la gestion des quotas francophones ici au Québec. Même l’Afrique pourrait être dans cet élargissement ».

En effet, « le Québec ne peut être seul. Il faut avoir une vision axée sur la Francophonie mondiale », d’ajouter Liza Frulla.

Les deux anciennes ministres s’entendent également sur la nécessité que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ait un rôle de leader dans ce domaine. Un rôle concret et utile. « L’OIF a d’ailleurs joué ce rôle plus politique menant à la signature de l’entente de l’UNESCO. On s’est servi de la francophonie pour arriver à nos fins et la connivence du trio France-Québec-Canada a permis une telle réalisation » d’ajouter celles-ci.

Pour Louise Beaudoin : « Au lieu de faire 10 000 affaires, surtout là où elle n’a pas d’influence, la Francophonie pourrait jouer un rôle clé en matière de culture. La Francophonie, en ce moment, c’est comme un mille-feuille. Une année on parle de droits de la personne, l’autre année d’environnement, etc. On ajoute ainsi une couche puis une autre sans qu’il n’y ait de véritables suivis, voire même de la cohérence ». Une continuité dans l’action s’impose donc, selon Louise Beaudoin, si l’on souhaite du succès. « Il faut mettre le focus sur le moteur du réacteur, à savoir la diversité linguistique et culturelle. Cette diversité existe conformément à l’idée que les langues et les cultures diverses trouvent leurs places dans ce monde et qu’elles ne disparaissent pas. »

« Au début des années 2000, la Francophonie a décidé de jouer un rôle plus politique » d’ajouter Liza Frulla. « Construire un tuyau pour la Francophonie sur Internet est politique. Sans une telle action, le risque est grand de voir ta propre culture disparaître. Il y a nécessité d’un leadership fort afin d’être actif dans ces divers réseaux ».

L’argent demeure aussi le nerf de la guerre. Un fonds dédié à cette question semble essentiel pour Louise Beaudoin : « Il nous faut un fonds dédié à la réalisation de coproductions et il faut aussi un fédérateur qui serait appelé à gérer ce fonds. Ainsi, on pourrait permettre la production de contenu en français pour rivaliser avec les grosses productions en anglais. Il nous faut devenir un acteur crédible dans ce débat », de conclure Louise Beaudoin. Pour cette dernière, « il faut parler davantage de culture aux pays francophones. Le contenu culturel touche tout le monde ».

D’ailleurs, ajoute Liza Frulla, « Les États-Unis l’ont vite compris avec leurs produits culturels qu’ils ont exportés depuis des années et des années. Que ce soit Disney, les autres grands producteurs, les distributeurs de films, les productions musicales d’envergure, les séries télé, etc. Les Américains véhiculent leurs valeurs, pourquoi pas nous? » affirme Liza Frulla.

Pour elle, il serait pertinent d’optimiser la présence de TV5 sur Internet. Cette chaîne internationale de langue française devrait prendre davantage de place sur l’échiquier mondial. « Il faut qu’il y ait une continuité dans l’action de la Francophonie. Avec TV5 on pourrait faire une sorte de Tou.tv, ou même développer une Fabrique culturelle mondiale comme Télé-Québec l’a créée ici. Il faut un véritable spin off de TV5. Un tuyau, il en existe un. Pourquoi ne pas s’en servir? »

Pour Louise Beaudoin, il faut une application concrète du traité de l’UNESCO, ce qui pourrait engendrer un excellent chantier de réflexion pour la Francophonie. « La Francophonie doit combler son retard. Si on ne commence pas là, on ne commencera jamais », d’ajouter l’ancienne ministre.

Il faut recréer le débat d’idées à l’intérieur des organisations de la Francophonie afin de susciter de nouveaux projets, conviennent les deux anciennes ministres. Comment? « En faisant du véritable multilatéral entre les États et non pas du franco-français, du québéco-québécois ou du canado-canadien » d’ajouter Louise Beaudoin. « Sinon, la Francophonie va dépérir ». Il importe d’ailleurs de noter que des blocs russophones et turcophones sont en train de se créer, rejoignant ainsi les blocs asiatique et indien qui existent déjà.
« Tous se posent cependant les mêmes questions que la Francophonie sur ces enjeux de mondialisation de la culture », d’affirmer Liza Frulla.

« À ce multilatéralisme mondial doit correspondre un multilinguisme mondial. La Francophonie doit se réveiller en se donnant une réelle volonté politique et des moyens financiers adéquats », concluent les deux anciennes ministres.